L'etat de nature

Publié le par Stevan Sulliven

Encore un samedi cauchemardesque, histoire de bien savourer un week-end dores et déjà amplement mérité. Ce matin, on aurait dit que tous les gens qui ne sont pas venus cette semaine avaient décidé de concert de venir s'agglutiner dans les allées de notre supermarché. Comme mes rayons étaient relativement intacts, je suis allé prêter main forte au stagiaire manager dans le rayon des produits d'entretien, soit le DHP dans le langage constellé d'abréviations en usage sur les terres du Super-Marquis. Le stagiaire, c'est un jeune, presque un gamin, et il fait ça en alternance pendant un an, après quoi, il sera embauché comme manager. Il commence déjà à se la péter, mais pour l'instant, tout ce qu'il fait, c'est mettre en rayon. A part ça il est bien sympa, mais on a pas non plus trop l'occasion de fraterniser davantage: encombrés de lourds barils de lessive, on souffle déjà suffisamment comme des phoques asthmatiques pour avoir envie de faire causette. Et puis, comme il fait mine de rien partie de la direction du magasin, je me défonce encore plus que d'habitude pour faire bonne impression. A tel point que quand il me demande de l'accompagner aux caddies clients, j'esquisse un frémissement, mais accepte avec le sourire.
Dans l'ascenseur qui mène au parking, on échange des répliques de films comiques français comme La Cité de la Peur ou Les 3 Frères. Un bref moment de détente avant de sombrer dans un chaos apocalyptique. Nos chers clients fouettent leurs équipages en délire comme si des serpents sifflaient sur leur têtes chromées, jantes alliage et lecteur mp3 de série. Et un concert de klaxons plaintifs, d'embrayages qui grognent et de pneus qui crissent émane de ces montures malmenées.
"L'homme est un loup pour l'homme", a dit je ne sais plus quel philosophe. Prenez le temps d'observer une meute de clients lâchés en liberté quelques instants, et vous comprendrez l'anodine mais effroyable sentence. Regardez bien comme celui-ci retrousse vicieusement les babines en bouchant toute une file de voitures entrantes pour que lui-même gagne 2 ou 3 malheureux mètres en direction de la sortie. Sur les terres bourbeuses du Super-Marquis, l'Etat de Droit n'a pas lieu de cité, c'est l'Etat de Nature qui prédomine. Je suis persuadé que si l'on avait de l'argent à foutre par les fenêtres à payer une équipe de scientifiques qui examine les clients comme des cobayes (le pire c'est qu'en fait, ça existe, en plus!) on découvrirait que c'est notre cerveau reptilien qui nous guide, à priori mû par des réflexes de chasse antediluviens...
Or, ça peut faire peur, certes, mais dans un sens, en contemplant bouche bée l'anarchie régnant dans le parking, je me sens rassuré que là n'est pas l'oeuvre d'humains en pleine possession de leur moyens, mais celle d'homo ex-sapiens, voire même ex-habilis, dont la jugeote a remonté l'échelle de l'évolution pour atteindre approximativement les 0,12 de Q.I. d'une huitre ménopausée. Et tout en traitant mentalement notre clientèle par trop pressée de "ramassis de pauvres cons sans cervelle", je me rends compte avec fierté que je suis un humaniste. En tout cas, en se bloquant mutuellement, ces chauffards nous rendent service: parmi les voitures trépignantes et immobiles, nous nous frayons facilement un chemin avec nos caddies vides.
De retour dans le rayon DHP, nous continuons d'affronter la meute, au pas de course, les bras chargés de colis de javel, de liquide vaisselle, de cire à parquet, ou de déos WC. Regardez-les montrer les dents avec hargne quand le produit qu'ils cherchent est absent des rayons, et regardez-les comme ils salivent lorsque vous vous donnez la peine d'aller chercher le colis tant convoité dans les entrailles poussiéreuses de la palette d'arrivage.
Ce week-end, on voulait amener la gamine au zoo. Mais franchement, je crois que j'ai eu ma dose...
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
Z
<br /> "L'homme est un loup pour l'homme", citation de Thomas Hobbes.<br /> (Merci Google!)<br /> <br /> <br />
Répondre
S
<br /> cool, j'ai failli mettre Kant comme auteur, puis je me suis ravisé...<br /> <br /> <br />